lundi 16 décembre 2019

Suppression de l’histoire : le cas du Père Hennepin du Minnesota


Au cours de l'été 2019, j'ai visité le Capitole de l'État où j'ai grandi – le Minnesota. En parcourant les couloirs et les différentes salles, on constate que les mots « Étoile du Nord » sont affichés à plusieurs endroits, ainsi que quatre noms figurant dans la chambre de la Cour suprême : Hennepin, Du Luth, La Salle et Perrot.


Au Minnesota, on entend parler de l’influence scandinave, ce qui est vrai. Beaucoup de gens sont d'origine suédoise et norvégienne - moi y compris. Cependant, on n'entend presque jamais parler de la francophonie canadienne de l’État. Il existe des dizaines de lacs, de rivières, de villes et de comtés qui portent des noms français, trois des plus grandes villes, Saint Paul, Duluth et Saint Cloud ont été fondées par des Canadiens-français et le drapeau porte l'emblème « L'étoile du nord ».

J'avais remarqué une pensée similaire dans le documentaire, Un rêve américaindans lequel l'écrivain Philip Marchand a souligné ce qui semblait être un effacement délibéré de l'empreinte française en Amérique du Nord:
« J’ai grandi en Nouvelle-Angleterre et la version de l'histoire qu’on nous enseignait, c’était que les courageux colons britanniques se sont d’abord installés sur les côtes. Puis, ils se sont tournés vers l’intérieur du continent en traversant les Appalaches pour finir par atteindre le Mississippi, qu’on nous décrivait comme une région totalement sauvage. En réalité, lorsque les Britanniques sont arrivés ici, il y avait déjà des colonies, des villes, des ferments de civilisation (française et métisse). Cependant, les Américains ont presque effacé cette civilisation de leur histoire. » 


Lors de la visite du Capitole, dans la salle de réception du gouverneur, deux des tableaux manquaient: La signature du traité de Traverse des Sioux et Le père Hennepin découvrant les chutes de Saint-Antoine.


Le père Hennepin découvrant les chutes de Saint-Antoine illustre la première fois que les Européens ont rencontré la seule cascade du Mississippi, les chutes de Saint-Antoine. La peinture comprend également un groupe de Dakota et un Européen (Michel Accault, un compagnon de voyage). Le père Hennepin bénissait la cascade, qui alimentera plus tard de nombreux moulins et brasseries au centre-ville de Minneapolis, tandis que les autres se reposent après le portage.


Certains militants trouvent la peinture rebutante. L'artiste Andrea Carlson a appelé cela un fantasme européen de style faux-classique qui finit par être une superpropagande (contre les Amérindiens ?) et elle voit « des fantasmes romantiques génocidaires d'un peuple ».

Lors d'une consultation publique à Minneapolis, un citoyen a déclaré que les tableaux représentent une « vision naïve et biaisée », tandis qu'un autre a suggéré qu'on pourrait les déplacer au sous-sol du Minnesota History Center dans des boîtes marquées « malentendus du passé ». Le Père Mike Tegeder, curé de Gichitwaa Kateri à Minneapolis, pense que les Amérindiens devraient « revenir à la connaissance de l'histoire pour combattre la discrimination et revitaliser une fierté culturelle » et que « nous avons tous des œillères. »

D'accord, mais est-ce qu’il a, lui, (ou les autres critiques citées ci-haut) une connaissance de l'aspect français de l'histoire du Minnesota ? Font-ils une distinction entre les manières dont les Anglais, les Français et les Espagnols se sont comportés sur ce continent ? Ou est-ce que ces déclarations, grandioses et générales, sur « l'éducation » et « l'histoire » fonctionnent plutôt en faveur d’une certaine vision politique ? Bien sûr, rien de tout cela n'est considéré comme haineux contre les catholiques ou les Canadiens-français.

Dans une lettre adressée au sous-comité des arts de la Commission de préservation du Capitole, le groupe d'Ojibwé de Leech Lake qualifie le tableau du père Hennepin d’« offensif » et de « traumatisante ». Ils trouvent particulièrement insultant le terme « découverte » lorsqu'ils se réfèrent à la découverte/bénédiction du père Hennepin des chutes de Saint-Antoine parce que les tribus amérindiennes occupaient la région depuis environ 12 000 ans. Anton Treuer, professeur de descendance Ojibwé à l'Université d'État de Bemidji, affirme que :
« Il y a une histoire documentée qui remonte à 11 000 ans au Minnesota. Pourtant, nous commençons l'histoire avec l'arrivée du premier blanc et célébrons la suppression des indigènes comme un progrès. »
Je me demande comment ils savent ce qui se passait il y a 12 000 ans. Treuer, se réfère-t-il à des traces archéologiques attestant une présence depuis 11 000 ans ? Fait-il simplement référence à la tradition orale ? Si oui, est-ce fiable ? Je ne peux pas parler à la place des autres, mais je trouve la rancune dans la voix de Treuer particulièrement déplorable lorsqu’il agglomère tous ses adversaires politiques comme de vilains « blancs ». Globalement, ces critiques semblent avoir peu ou pas de conception générale de l'histoire du Minnesota. Ils ne font que répéter certains mots buzz comme « offensant », « blanc », « traumatisant » ou « génocide ». Jim Bear Jacobs, de la nouvelle initiative du réseau interconfessionnel et Healing Minnesota Stories (comme ça fait « New-Age »), ne fait pas d’exception :
« La façon dont les autochtones sont représentés dans le Capitole est incroyablement inexacte et offensante, même traumatisante […] on les représente à moitié nus, comme s’ils ne pouvaient s’habiller correctement. »
Jacobs semble être l'une des personnes qui pensent que c'est affreux que la femme dans la peinture soit torse nu. Suggère-t-il par-là que la manière dont les Amérindiens s’habillaient était inappropriée ? Ne se trahit-il pas comme exemple de quelqu'un qui juge les habits selon les normes anglo-américaines du 21e siècle ? Pensait-il qu'ils portaient des espadrilles, des pulls en maille torsadée et des pantalons en coton au 17e siècle ?

Cependant, les femmes étaient souvent seins nus dans les cultures amérindiennes. Si c'était un tel tabou, pourquoi ces Indiennes Witchita ci-dessus poseraient seins nus dans une photo ?


Oui, peut-être que quelqu'un dira que ces Indiennes Witchita ne sont pas des Dakota/Sioux, mais pourquoi devrais-je faire des distinctions entre eux, alors qu'ils ne font, eux-mêmes, aucune distinction entre les ethnies européennes, comme les Anglais, les Canadiens-français, les Acadiens, les Espagnols, les Mexicains, les Norvégiens...?

En outre, l'historien français Gilles Havard constate que bien que les pratiques aient beaucoup varié d’une nation amérindienne à l’autre, il y a des histoires de femmes sioux (dakota) qui chantaient, toutes nues, juchées sur leur canot, durant des heures pour encourager les hommes qui partaient à la guerre. À la page 505 du livre Indian Dances of North America, Reginald et Gladys Laubin racontent l'histoire d'une vieille Indienne sioux, qui se tenait à l'extérieur d'un immeuble du gouvernement à Fort Robinson, au Nebraska, par temps froid, avec seulement une robe de bison enroulée autour de sa taille.

De nombreuses cultures traditionnelles non occidentales acceptent les seins nus, et même dans certaines cultures occidentales. J'ai vu beaucoup de seins pendant mes deux années en Afrique de l'Ouest. De plus, les féministes radicales ne disent-elles pas aujourd'hui que le topless c’est la liberté ? (mais elles disent aussi que la burqa c’est la liberté...) Si nous révisons toute l'histoire par les valeurs de certains « militants », alors la femme aux seins nus dans le tableau susmentionné ne devrait-elle pas être considérée comme progressiste et avant-gardiste ?


***

Alors, par quoi ces gens sont-ils vraiment contrariés ? Même s'ils prétendent connaître l'histoire du Minnesota, les vraies raisons pour lesquelles ils veulent retirer le tableau ne sont-elles pas simplement les tendances socio-politiques actuelles qui regroupent toutes les nations d’origine européenne en Amérique du Nord comme des tueurs de la victime amérindienne impuissante ? De nos jours, on nous fait avaler cette fausse dialectique du « blanc » contre le « non-blanc » (ou dans leur jargon ridicule « racisé »). Dans le cas des Canadiens-français (ou des Québécois), ils ne peuvent être réduits à de simples « blancs ». Il en va de même pour les Scandinaves. De même, il est faux de mettre toutes les nations d'origine européenne dans le même panier, sous l'étiquette trompeuse de « blanc ». Oui, certaines nations amérindiennes ont été victimes de crimes atroces et de génocides (généralement par les Anglais ou les Espagnols ou des conflits interethniques). Cependant, il faut que quelqu'un rectifie l'histoire des Amérindiens et leurs interactions avec les Francophones, tant au Québec qu'à l'extérieur, depuis que les Français ont mis les pieds sur ce continent. Mais cela ne correspond pas au récit sociétal actuel.

La personne citée ci-haut n’a pas la moindre connaissance historique des différentes approches des Anglais, des Français et des Espagnols concernant les Amérindiens. Les Français n'auraient même pas pu tenter de les exterminer, simplement parce qu'ils n'avaient ni les moyens ni la population pour le faire. En plus, ils faisaient affaire avec eux (la traite des fourrures), alors quel intérêt auraient-ils eu de faire disparaître leurs partenaires commerciaux ? Ils se sont également mariés avec eux, mais qui au Minnesota connaît les Métis de la vallée de la rivière Rouge ?

Cela étant dit, lorsqu’on retire ses œillères, quelle est l’histoire réelle décrite dans le tableau du Père Hennepin découvrant les chutes de Saint-Antoine ?

À la fin du XVIIe siècle, le Dakota (Sioux) a conclu une alliance avec les marchands français de traite des fourrures. La première rencontre enregistrée entre les Sioux et les Français s'est produite lorsque Pierre-Esprit Radisson et Médard des Groseilliers ont atteint ce qui est maintenant le Wisconsin, au cours de l'hiver 1659-1660. Plus tard, les commerçants et missionnaires français en visite comprirent Daniel Greysolon du Luth et Pierre-Charles Le Sueur (de nombreuses municipalités, comtés et rivières au Minnesota utilisent leurs noms aujourd'hui).

Selon le livre North Woods River: The St. Croix River in Upper Midwest History par Eileen M. McMahon et Theodore J. Karamanski, les Dakota ont commencé à en vouloir à la nation ojibwée, qui faisait affaire avec certains de leurs ennemis héréditaires et, à la suite des batailles interethniques, ils ont perdu leurs terres traditionnelles autour du lac Leech et du lac Mille Lacs dans le centre du Minnesota. On les a forcés à aller au sud du Mississippi et de la rivière Sainte-Croix. Ces conflits intertribaux se sont également avérés dangereux pour les commerçants de fourrures.

Par exemple, en 1736, un groupe de Sioux a décapité Jean Baptiste de La Vérendrye et vingt autres voyageurs/coureurs de bois et commerçants cris sur une île du lac des Bois (maintenant connue sous le nom de l'île du massacre) pour s'être alliés à ses tribus ennemies. Le site est marqué par une grande croix en bois au milieu de l'île. Cet incident a déclenché des décennies de guerre entre les Sioux (Dakota) et les Ojibwés, alliés des Français et des Cris. Cependant, le commerce avec les Français s'est poursuivi jusqu'à la conquête militaire britannique de la Nouvelle-France à Québec en 1759.

Et qu'en est-il du père Louis Hennepin dans tout cela ? En 1675, à la demande de Louis XIV, quatre missionnaires sont envoyés en Nouvelle-France (un territoire allant de Québec au Mississippi jusqu’au golfe du Mexique). Le père Hennepin a commencé son travail à Québec, fréquentant les tribus amérindiennes environnantes et apprenant leurs langues. En 1678, Hennepin a été choisi pour accompagner René-Robert Cavelier de La Salle dans son exploration du Mississippi (deux des quatre noms figurant sur les murs de la chambre de la Cour suprême du Minnesota dans les photos ci-hautes).

En 1680, alors qu'il cherchait la source du fleuve Mississippi, Hennepin et deux de ses compagnons français (Michel Accault, représenté dans le tableau, et Antoine Auguelle) ont été capturés par une communauté des Dakota près du lac Mille Lacs. Quelques mois plus tard, Hennepin et Auguelle ont reçu la permission des Dakota de descendre le Mississippi en canot jusqu'à l'embouchure de la rivière Wisconsin. Pendant ce temps, ils ont d'abord rencontré une cascade sur le Mississippi que Hennepin a nommé en l'honneur de son saint patron, Saint Antoine de Padoue (également le saint que l’on prie lorsqu’on perd quelque chose).

Pendant ce temps, Daniel Greysolon du Luth (la ville de Duluth et la rue montréalaise portent son nom) avait entendu des rumeurs selon lesquelles les trois hommes étaient détenus. Le 25 juillet 1680, Greysolon est arrivé au village des Dakota pour négocier leur libération. En août, les trois captifs avaient commencé leur voyage de retour vers la vallée du Saint-Laurent (Québec).

Trois ans plus tard, de retour en France, Hennepin a publié un compte rendu de cette époque. Il a déclaré que les Dakota l'avaient bien traité, notant qu'ils étaient les plus intéressés par les nouvelles technologies et par le partage des connaissances interculturelles. Les écrits de Hennepin documentent les coutumes et le mode de vie du Dakota/Sioux et le fait que les tribus environnantes considéraient les guerriers dakotas comme extrêmement courageux et habiles dans leur utilisation de l'arc et des flèches. (Société historique du Minnesota)

En 1930, la ville de Minneapolis a élevé une statue en son honneur, l'une des rues principales de la ville, l'avenue Hennepin porte son nom, ainsi que le comté environnant et le parc national Père Hennepin dans le sud de Minneapolis.

Au Québec, il est plus ou moins connu que la relation entre les Canadiens-français et les Amérindiens a été celle du commerce et fut généralement positive (les seconds voulaient des technologies comme les armes à feu et les marmites en fonte et les premiers voulaient des fourrures de castor et des connaissances des voies navigables). Les Anglophones l'ignorent largement et, par conséquent, les « blancs » sont alors tous regroupés comme des agresseurs impitoyables.


***

Où iront donc les deux tableaux « controversés » ? Selon l'ancienne représentante de l'État, Diane Loeffler, tri-présidente du sous-comité des arts de la Société historique du Minnesota : « Si 2% de la population est offensée par la façon dont elle est représentée dans cette œuvre, alors c'est 2% de trop. » Malheureusement, la vision bienpensante d’une petite minorité semble avoir gagné au Minnesota, car les deux tableaux en question sont maintenant dans une pièce plutôt isolée du Capitole, à l'étage supérieur, en attendant leur jugement final. Quelle belle démocratie !

4 commentaires:

  1. «La civilisation espagnole a écrasé l'indien ; la civilisation anglaise l'a méprisé et négligé ; la civilisation française l'a étreint et chéri ». (Francis Parkman, historien Américain)

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  2. Un petit mot pour dire que je viens de te découvrir (à partir d'un de tes commentaires sur le podcast de Wagner et son interview avec Marc Séguin). Et là je vois que tu parles du Minnesota, un territoire que j'ai traversé quelquefois pour avoir travaillé dans l'Ouest Canadien. J'aime bien aussi ta référence sur M. Havard, que je viens de découvrir à partir de son ouvrage "Histoire de l'Amérique française". À bientôt!

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