Peu importe où je vais, je tombe toujours sur des nationalistes québécois bien-pensants bon-chic-bon-genre. Qu’ils soient de jeunes déracinés « ouverts sur le monde » ou des boomers anticléricaux, qui parlent du Parti québécois comme si l’on était en 1976, leur nombrilisme empêche toute véritable réorganisation d’un bloc politique souverainiste. Ensuite, on se plaint qu’il n’y a plus d’esprit militant au sein de la population. Paris brûle-t-il ?
M. Monière m’a raconté que Lionel Groulx, celui qui était à l’origine de l’école de Montréal, n’était pas souverainiste, que quelques historiens préparaient un colloque sur Maurice Séguin (successeur de Groulx) et que je pourrais y découvrir pourquoi Groulx n’était pas souverainiste. Cela m’a étonné, connaissant un peu l’œuvre de Groulx.
Des mois plus tard, le colloque sur l’historien souverainiste de l’Université de Montréal, Maurice Séguin, a eu lieu et les textes ont été ensuite publiés dans le numéro mars/avril 2019 de L’Action nationale. J’y ai lu deux textes, « L’abbé Lionel Groulx : quel nationalisme, quelle indépendance ? » d’Yvan Lamonde et « Maurice Séguin, un critique radical de l’interprétation historique de Lionel Groulx » de Robert Comeau. Peut-être que parler de l’anticléricalisme a l’air ringard de nos jours, pourtant, ces auteurs vieillissants ressentaient le besoin de « prouver » que notre historien national n’était pas souverainiste (ou le genre de souverainiste qu’ils auraient préféré). Cet extrait résume bien leur vision.
« Groulx voyait [Séguin] comme son ennemi […]. [La vision de Séguin] était plutôt une critique radicale d’une histoire idéaliste et foncièrement religieuse. Il a élaboré une interprétation matérialiste, et scientifique dans le nouveau contexte post-Seconde Guerre mondiale. Les fondements du nationalisme religieux de Groulx ne répondaient plus à l’époque [des années 1960]. » (L'Action nationale, p. 89)Je ne crois pas à cette histoire d’ennemi. Au contraire, la vision du monde de Lionel Groulx (1878-1967) et celle de Maurice Séguin (1918-1984) se conjuguent bien. C’est vrai que l’indépendantisme de Séguin était plus affirmé que celui de Groulx, tandis que le nationalisme de Groulx était plus intégral.
Pourquoi ? Parce que Séguin était libéral et que Groulx était catholique. Je crois que Groulx a mieux compris et défendu l’identité nationale canadienne-française, devenue québécoise par la suite. Toutefois, la realpolitik de Séguin est louable. Il a bien montré la nature fondamentalement inégalitaire de la relation entre les deux peuples fondateurs du Canada. Si Groulx se faisait encore des illusions sur l’esprit binational du Canada, c’est parce qu’il n’avait pas encore le recul du temps. Sans Groulx, la pensée de Séguin n’aurait jamais existé. Les travaux précurseurs de Groulx lui ont permis d’être plus réaliste par rapport à l’échec de la théorie des deux peuples fondateurs.
« Groulx, un clerc d’origine rurale, né au XIXe siècle ; Séguin, un urbain qui aborde l’analyse avec une approche non plus religieuse, mais s’appuyant sur des fondements laïques et scientifiques. Face au traditionalisme, l’École de Montréal s’inscrivait dans la modernité. » (p. 80)Sommes-nous dans la fable du rat de la ville et le rat des champs ? Pourtant, l’allégorie de la fable de La Fontaine se déroule ainsi : les urbains se croient, à tort, supérieurs à ceux de la campagne. Pourquoi croit-il que Groulx, qui venait de Vaudreuil et qui a aussi vécu plusieurs années à Montréal, entouré d’intellectuels, est, d’une certaine manière, inférieur au rat de la ville ? Cela dit, M. Comeau a l’honnêteté de reconnaître : « le rôle exceptionnel joué par Groulx comme éveilleur de conscience nationale. » (p. 81) D'ailleurs, Séguin était natif d'une communauté rurale de Saskatchewan. Il n'était pas plus urbain que Groulx ; il n'a jamais été le germe d'un militant.
Cette vision manichéenne du monde n’est qu’une interprétation du Québec pondue par des anticléricaux, typiques de leur époque. Les textes de MM. Lamonde et Comeau sont remplis de citations de Groulx pour « prouver » son fédéralisme.
« Groulx ne manque pas l’occasion de faire valoir qu’il n’est pas un séparatiste » (p. 61).
« [Groulx] dit ne plus comprendre la jeune génération qui lui paraît prise d’une rage furieuse de faire table rase du passé et de tourner le dos à ses aînés » (p. 65).
« Nous serons catholiques ou nous ne serons rien. » (p. 67).
« C’est le phénomène hélas d’un peuple décadent que cet acharnement à salir son lit et à détruire sa propre histoire » (p. 68).À deux semaines de son décès le 23 mai 1967, Groulx s’est prononcé « pour une idée à laquelle je resterai fidèle toute ma vie, qui n’est pas le séparatisme, mais qui est l’État français. »
Mais que veut-il dire par « séparatiste » ? Et si le terme « séparatiste », dans ce contexte, faisait référence à cette génération Révolutionnaire-tranquille qui ne veut rien savoir du catholicisme ? MM. Lamonde et Comeau ne disent rien là-dessus. L’État français de Groulx, pour eux, c’est une rêverie, une chimère. Un État qui peut exister dans la confédération. Ils ont l’air de reprocher à Groulx de faire du catholicisme un critère incontournable de l’État français.
« En 1922, Groulx juge que la Confédération a échoué parce que le pacte a échoué. » (p. 82)En effet, ledit pacte fait référence à la théorie des deux peuples fondateurs du Canada, théorie en laquelle les anglophones n’ont jamais cru. Pourtant, dire que le soi-disant pacte a échoué, n’est-ce pas là une manière de nourrir le courant souverainiste ? Le souverainisme ne vient pas de nulle part et celui de Groulx était certes moins affirmé que celui de Séguin. Mais cela n’est pas anormal, car Groulx précédait Séguin chronologiquement. En fait, ce qui semble surtout choquer M. Comeau, c’est que, pour Groulx, souverainisme se conjuguait avec catholicisme – une chose qu’il ne peut pas accepter.
« Groulx a pris ses rêves pour la réalité. Et cet enseignement rassurant ne fut pas sans conséquence négative pour le peuple québécois. À partir d’un constat erroné, on a construit des scénarios irréalistes. » (p. 84)En 1922, la revue L’Action française (ancien nom de L’Action nationale, alors dirigée par Groulx) se prononça en faveur de l’indépendance du Québec. Son séparatisme était plutôt timide, même utopique, puisqu’il supposait que la Confédération canadienne disparaîtrait d’elle-même dans la foulée du déclin de l’Empire britannique. Lionel Groulx liait son combat identitaire à la fondation d’un État français en Amérique du Nord. Il avait la lucidité de voir que ce n’était pas un programme politique immédiatement exécutable, mais plutôt un idéal pour lequel nous pourrions un jour nous mobiliser :
« Être nous-mêmes, absolument nous-mêmes, constituer, aussitôt que le voudra la Providence, un État français indépendant, tel doit être, dès aujourd’hui, l’aspiration où s’animeront nos labeurs, le flambeau qui ne doit plus s’éteindre. » (Notre avenir politique, L’Action française, janvier 1922)Cependant, l’allégorie groulxienne d’un « État français » est beaucoup plus que la simple souveraineté du Québec. L’interpréter autrement serait réducteur. Il s’agissait surtout d’une politique de nationalisme « total » qui devait imbiber tous les niveaux de la vie canadienne-française – un concept de politique intérieure, ce qui déborderait le matériel. Dans sa bonne foi (qu’il est facile de considérer comme naïve aujourd’hui), l’État français pouvait même se bâtir dans le cadre de la Confédération canadienne, à la condition sine qua non que la majorité anglaise admette et reconnaisse la dualité nationale du Canada et qu’elle concède au Québec son autonomie politique. Aujourd’hui, on sait que la majorité canadienne-anglaise ne fera jamais cela.
Malgré toute sa bonne foi, le Chanoine Groulx – deux ans à peine avant sa mort – s’est aussi mis à douter de l’ouverture du Canada anglais. Aussi, en entrevue à Radio-Canada le 12 décembre 1963, disait-il (à partir de 6:28) :
« Je l’ai dit, dans la mesure où je puis le dire comme prêtre, je crois que nous échapperons difficilement [à l'indépendance] […] Nous avons, je crois, nous aurons toutes les peines du monde…. si la province de Québec veut véritablement réaliser son destin, à ne pas viser jusqu’à l’indépendance – je vais jusque-là. Il faudra du temps, il faudra y mettre la manière, il faudra des hommes. […] Comment voulez-vous que nous puissions nous soumettre longtemps à des législations communes ? Nous l’avons tenté sous l’union des deux Canada avec vous savez quel succès (ton ironique). Nous l’avons tenté depuis 1867 ayant un gouvernement, mais qui se laissait surtout gouverner par Ottawa. Vous voyez à quel fâcheux aboutissement nous sommes à l’heure qu’il est. Faut-il recommencer l’expérience ? Qu’est-ce qui nous garantit que l’expérience, à l’heure qu’il est, peut donner véritablement d’autres résultats ? C’est contre-nature. Le seul moyen alors c’est de s’entendre. Aucun peuple ne peut entièrement s’isoler. Nous aurons toujours besoin d’entretenir avec nos voisins des relations politiques, diplomatiques, économiques – même culturelles. Nous aurons toujours besoin… seulement, nous pouvons le faire sur le pied ou le plan de l’indépendance. »
Il paraît que les auteurs de ce colloque préfèrent se parler entre eux. Le hic, c’est qu’il n’y a plus personne qui les écoute. À suivre.
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